Interview exclusive d’Öznur Sirene, spécialiste de la Turquie et des relations internationales

Multipolarra : Pouvez-vous vous présenter brièvement pour nos lecteurs ? Qui êtes-vous, quel est votre parcours et quelle thématique vous intéresse particulièrement en ce moment ?

Je suis Öznur Sirene, spécialiste de la Turquie et des relations internationales. Diplômée d’un lycée français à Istanbul, j’ai poursuivi mes études à l’Institut d’Études Politiques de Paris, où j’ai obtenu en 2009 un master en Affaires internationales. Après plusieurs expériences dans le domaine diplomatique, j’ai choisi de me tourner vers les médias afin de rendre accessibles les enjeux géopolitiques au plus grand nombre.

Aujourd’hui, j’évolue à la croisée des médias traditionnels et des plateformes numériques, où je m’adresse à une communauté internationale importante. Mon travail consiste à décrypter les dynamiques d’un monde multipolaire en construction, avec une attention particulière portée au rôle croissant de la Turquie sur la scène internationale. Mes recherches actuelles portent surtout sur le Moyen-Orient, et plus spécifiquement sur la situation à Gaza, qui illustre de manière frappante les fractures de l’ordre mondial contemporain.

Multipolarra : Nous avons le sentiment que la Turquie est mal connue et mal comprise par les Occidentaux. Pouvez-vous expliquer sa situation géopolitique actuelle ?

En effet, la Turquie est souvent présentée de manière réductrice ou partiale dans les médias occidentaux. Cette perception biaisée découle à la fois d’une méconnaissance de ses réalités internes et d’un contexte de rivalités, parfois à peine voilées. Or, la Turquie dispose d’un atout géostratégique majeur : sa position unique à la jonction de l’Asie et de l’Europe, qui en fait un acteur incontournable sur les dossiers énergétiques, migratoires et sécuritaires.

Pour illustrer cette importance, citons d’abord le dossier syrien, où la Turquie est devenue le premier pays d’accueil des réfugiés syriens. Cette diplomatie humanitaire a eu des répercussions considérables, tant pour la stabilité du Moyen-Orient que pour l’équilibre européen. Dans un autre registre, la guerre en Ukraine a mis en évidence la centralité énergétique de la Turquie : le gazoduc TurkStream demeure aujourd’hui la la voie principale d’acheminement du gaz russe vers l’Europe.

Entourée de voisins complexes et confrontée à des rivalités occidentales, Ankara a choisi de définir une politique propre : être « à toutes les tables ». Autrement dit, la Turquie a appris à naviguer dans un système international en mutation, en affirmant son autonomie stratégique. Elle est membre de l’OTAN, membre fondateur de l’Organisation des États turciques, candidate officielle à l’Union européenne, tout en développant ses programmes de défense nationaux, ses corridors énergétiques et ses alliances régionales.

La Turquie n’est plus un simple exécutant des décisions occidentales. Elle s’impose désormais comme une puissance d’équilibre, capable de dialoguer d’égal à égal avec Washington, Moscou, Pékin ou Bruxelles.

Sa force militaire en fait une source de stabilité régionale, mais son rôle de médiateur diplomatique est tout aussi déterminant. Elle a joué un rôle clé dans la normalisation des relations entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie après le conflit du Karabakh, et elle reste jusqu’à présent le médiateur le plus efficace entre la Russie et l’Ukraine.

Multipolarra : Les autorités turques tiennent depuis longtemps des propos fermes à l’encontre d’Israël. La Turquie a fermé son espace aérien aux avions israéliens et le parlement turc a appelé à suspendre la participation d’Israël à l’ONU. Qu’est-ce qui explique ce qui ressemble à un durcissement de la stratégie d’Ankara ?

Il ne s’agit pas d’un durcissement soudain, mais d’une continuité logique. L’engagement de la Turquie en faveur de la cause palestinienne ne date pas d’hier. La Palestine a été sous administration ottomane pendant près de quatre siècles, et la Turquie, en tant qu’héritière de cet empire, conserve un sentiment de responsabilité historique à l’égard de ces territoires profondément marqués par les bouleversements qui ont suivi sa chute.

Parmi les moments forts de cette implication, on peut citer le célèbre « One Minute » du président Erdogan à Davos, lorsqu’il avait dénoncé avec fermeté les attaques commises par Israël. Quelques années plus tard, la crise du Mavi Marmara, ce navire humanitaire attaqué en 2010 par l’armée israélienne dans les eaux internationales, a marqué un autre tournant dans les relations turco-israéliennes.

Malgré ce lourd passif, après les événements du 7 octobre, Erdogan a d’abord adopté un langage mesuré, tentant de maintenir un équilibre entre les parties et proposant même une médiation turque afin d’apaiser les tensions régionales. Cependant, face aux représailles israéliennes, totalement disproportionnées, et à la politique du « deux poids, deux mesures » des pays occidentaux, Ankara a progressivement durci sa position.

La Turquie est ainsi passée des paroles aux actes : suspension des relations commerciales directes, fermeture de son espace aérien aux appareils israéliens, interdiction d’accès aux ports turcs pour les navires battant pavillon israélien, et démarches engagées pour poursuivre Israël devant les juridictions internationales. Ces mesures traduisent à la fois la pression de l’opinion publique turque et la volonté d’Ankara de défendre un droit international bafoué en toute impunité.

À travers cette posture, la Turquie adresse un message clair : l’ère de l’impunité est révolue. Fidèle à sa formule désormais emblématique, « Le monde est plus grand que cinq », Erdogan s’affirme comme l’un des plus fervents défenseurs de la cause palestinienne, n’hésitant pas à qualifier de « génocide » les massacres perpétrés à Gaza.

Multipolarra : Le but de Multipolarra est notamment de faire découvrir à un public occidental le point de vue de l’autre ainsi que des sujets dont on ne parle pas (ou peu, ou mal) forcément en Occident. D’après vous, quels phénomènes devraient être suivis de près par le public occidental ces prochains temps ?

Plusieurs phénomènes méritent d’être suivis de très près par un public occidental, surtout si l’on veut véritablement comprendre la reconfiguration en cours de l’ordre international.

Premièrement, la montée en puissance technologique et militaire de la Turquie. Depuis deux décennies, Ankara a fait de son autonomie stratégique un axe prioritaire, et les résultats sont visibles : drones de combat exportés sur plusieurs continents, programmes d’avions de chasse, développement de moteurs nationaux, satellites, mais aussi corridors énergétiques reliant l’Asie, l’Europe et le Moyen-Orient. Ces avancées redessinent les équilibres régionaux et font de la Turquie un acteur incontournable, capable de peser sur les conflits comme sur les négociations de paix.

Deuxièmement, le rapprochement croissant entre les pays du Sud global. L’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine refusent de rester de simples spectateurs d’un ordre dominé par l’Occident. Ils exigent une place à la table des grandes décisions, que ce soit à travers les BRICS, l’Organisation de coopération de Shanghai ou des alliances régionales nouvelles. Ce mouvement traduit une aspiration profonde : rééquilibrer les rapports Nord-Sud et mettre fin à une hiérarchie héritée de l’époque coloniale.

Troisièmement, la question palestinienne reste centrale. Elle n’est pas seulement un conflit régional, mais une fracture mondiale. Elle concentre la question de la justice internationale, du droit bafoué et du deux poids deux mesures qui mine la crédibilité de l’Occident. Ce qui se joue à Gaza dépasse le seul cadre israélo-palestinien : c’est un révélateur de la manière dont le monde se divise entre ceux qui défendent un ordre fondé sur des règles universelles, et ceux qui acceptent des exceptions selon leurs intérêts.

Enfin, il faut observer l’affirmation d’un monde véritablement multipolaire. L’Occident n’est plus le centre unique de pouvoir, mais un pôle parmi d’autres. Cela suppose une révolution mentale pour les opinions publiques occidentales : accepter que les États-Unis et l’Europe ne dictent plus seuls l’agenda international. Le pouvoir se diffuse, les voix se multiplient, et de nouvelles perspectives émergent, qu’il s’agisse d’Istanbul, de Moscou, de Pékin, de Brasilia ou de Johannesburg.

En somme, ce que les lecteurs occidentaux devraient suivre attentivement, ce n’est pas seulement l’actualité immédiate, mais le tournant historique que nous vivons : un monde qui ne se pense plus en termes de domination unipolaire, mais d’équilibre et de pluralité. C’est une transformation profonde qui touchera à la fois la diplomatie, l’économie, la sécurité et même la culture.