Gilles-Emmanuel Jacquet, vice-président de l’Association GIPRI, a été interviewé par Qnews au sujet des critiques subies par Zelensky suite à sa tentative de limiter l’indépendance des institutions anticorruption. Nous avons retranscrit et édité l’entretien.
Hany Seif (Qnews) :
Alors que l’Ukraine lutte pour préserver ses institutions démocratiques sous le poids de la guerre, un système anti-corruption soutenu par l’UE est désormais en péril. Le président Zelensky fait face à de vives réactions après avoir affaibli le contrôle indépendant, pour ensuite faire marche arrière face aux manifestations nationales et aux critiques européennes.
Les fondements démocratiques de l’Ukraine ont été ébranlés fin juillet lorsque le président Zelensky a signé la loi 45511, privant les organes anti-corruption (NABU et SAPO) de leur indépendance. Cette loi a déclenché de vives réactions, les plus grandes manifestations antigouvernementales depuis l’invasion russe. Zelensky a fait marche arrière en 48 heures, proposant un projet de loi correctif.
Mais le dommage politique était fait. L’UE a rappelé que l’avenir européen de l’Ukraine dépendait de réformes réelles. Pour approfondir ce sujet, nous sommes rejoints par Monsieur Gilles-Emmanuel Jacquet, vice-président de l’Institut de recherche sur la paix de Genève (GIPRI).
Monsieur Jacquet, la première initiative de Zelensky était-elle une véritable réforme, un faux pas ou une prise de pouvoir calculée ?
Gilles-Emmanuel Jacquet (GIPRI) :
On peut avoir des doutes sur les motivations de Zelensky. La corruption est un problème structurel en Ukraine depuis l’indépendance. Il a lui-même été cité dans les Panama Papers. En janvier 2024, un détournement de plus de 40 millions de dollars a été révélé, lié à l’achat d’armes. En avril, 18 millions supplémentaires auraient été détournés via des programmes alimentaires pour l’armée.
La population est exaspérée. Beaucoup y voient une manœuvre de Zelensky pour diminuer la pression sur la lutte anti-corruption, peut-être vis-à-vis des États-Unis ou de l’UE. Mais cette tentative a entraîné des réactions des partenaires occidentaux et des manifestations internes.
Hany Seif (Qnews) :
La pression de l’Union européenne a-t-elle été déterminante dans le revirement de Zelensky ? Se serait-il produit sans elle ?
Gilles-Emmanuel Jacquet (GIPRI) :
La pression a été très forte, surtout de la part des États-Unis. Le NABU et le SAPO étaient vus comme des garde-fous par les partenaires occidentaux. Leur affaiblissement est perçu à Bruxelles et Washington comme une tentative de protéger Zelensky et ses proches, notamment des figures comme Rustem Oumierov, Olha Stefanichyna ou le ministre de l’Unité, Monsieur Tchernychov.
L’enjeu est de s’assurer que les fonds occidentaux sont bien utilisés pour la guerre, ce qui n’est clairement pas toujours le cas.
Hany Seif (Qnews) :
L’opinion publique ukrainienne s’est mobilisée fortement malgré le contexte de guerre. Que dit cela de la société civile ukrainienne ?
Gilles-Emmanuel Jacquet (GIPRI) :
La société civile ukrainienne est divisée régionalement, mais unie sur la question de la corruption. Beaucoup ont des proches au front ou sont eux-mêmes enrôlés, parfois brutalement. Les gens supportent mal de voir l’élite politique échapper aux efforts collectifs. Cette tentative de contrôle du NABU et du SAPO a été la goutte d’eau de trop. Il sera intéressant de voir comment cela évolue.
Hany Seif (Qnews) :
Comment évaluez-vous l’influence actuelle de l’UE sur les réformes en Ukraine, notamment en lien avec l’adhésion à l’Union ?
Gilles-Emmanuel Jacquet (GIPRI) :
Les progrès sont très limités depuis 2014. La guerre rend toute réforme systémique très difficile. Même en cas de paix, l’Ukraine fera face à une grave crise économique, à une possible montée de la criminalité, à un traumatisme sociétal durable. L’adhésion à l’UE reste très peu réaliste à court ou moyen terme. Beaucoup de dirigeants européens en doutent eux-mêmes.
Hany Seif (Qnews) :
Pensez-vous que le projet de loi correctif suffira à rassurer l’UE, ou que les doutes persisteront ?
Gilles-Emmanuel Jacquet (GIPRI) :
Les doutes resteront. L’européanisation est un objectif irréaliste tant que le conflit n’est pas résolu, tant qu’il y a des territoires occupés et que les frontières ne sont pas clairement définies. Aucun membre de l’UE ne prendra le risque d’intégrer un pays divisé et en guerre. Le soutien politique restera, mais sans réelle perspective d’adhésion.
Hany Seif (Qnews) :
Quelles leçons la communauté internationale devrait-elle tirer de cet épisode ?
Gilles-Emmanuel Jacquet (GIPRI) :
Tout dépend de qui on appelle « communauté internationale ». Pour les puissances occidentales, il s’agit de vérifier les résultats réels de leur soutien. Les pertes humaines ukrainiennes sont énormes, sans bénéfice stratégique clair. D’autres acteurs internationaux appellent à une paix négociée, mais les puissances occidentales continuent de nier cette possibilité, en accusant Moscou de refuser toute discussion — ce qui n’est pas tout à fait exact. Même les récentes discussions à Istanbul ne devraient pas aboutir.
Hany Seif (Qnews) :
La crédibilité de l’Ukraine en tant que démocratie réformatrice est-elle entamée aux yeux des bailleurs internationaux comme le FMI ?
Gilles-Emmanuel Jacquet (GIPRI) :
Oui. Il est très difficile de constater des progrès réels, malgré quelques succès sectoriels. La guerre aggrave tout. Et même après la guerre, l’Ukraine fera face à une société fragilisée, marquée par la violence, avec des anciens combattants sans emploi. C’est un contexte instable pour tout processus démocratique.
Hany Seif (Qnews) :
La mobilisation publique pourrait-elle signaler un changement de culture politique, privilégiant l’intégrité des institutions à l’unité nationale en temps de guerre ? Peut-on prévoir une fracture politique ?
Gilles-Emmanuel Jacquet (GIPRI) :
Ce n’est pas nouveau. La corruption était déjà un thème central pendant les révolutions orange et Maïdan. Elle touche toutes les régions du pays. Les manifestations actuelles sont significatives, mais difficiles à interpréter dans un contexte de guerre. La répression est toujours possible. Zelensky utilise régulièrement l’argument des « infiltrés prorusses » pour justifier l’arrestation d’opposants, et la majorité d’entre eux sont déjà sous contrôle.
Hany Seif (Qnews) :
Monsieur Jacquet, merci beaucoup pour vos éclairages sur cette période cruciale pour l’Ukraine.