Si la chute de Bachar el Assad n’est qu’un épisode de plus dans une cruelle guerre relancée, qui est encore très loin de son terme, les commentaires occidentaux et notamment français montrent une effarante méconnaissance de la géopolitique, et aussi du Moyen-Orient. Il y a toutes les chances que nous nous en mordions bientôt les doigts.
La rapide attaque du groupe djihadiste syrien Hayat Tahrir al-Sham (HTS), menée avec audace depuis Idlib sur Alep, jusqu’à la prise de Damas et la chute du régime de Bachar el Assad en quelques jours, a plusieurs causes :
- une opportunité, attendue et préparée de longue date, offerte par plusieurs facteurs qui aujourd’hui se conjuguent :
- l’affaiblissement, momentané ou non, de « l’arc chiite » composé par l’Iran d’un côté et le Hezbollah libanais de l’autre, tous deux très engagés dans le théâtre principal de leur guerre contre Israël
- l’absence et/ou le désintérêt possible de la Russie, occupée elle aussi, prioritairement, par la fin de son opération en Ukraine,
- une perte de légitimité de Bachar vis-à-vis de son propre peuple
- une ambition, celle de la Turquie, qui rêve de reconstituer progressivement son ancien empire ottoman
- une nécessité, celle d’Israël, de desserrer la « mâchoire » imposée par l’Iran, celle du quadruple conflit incluant le Hamas, le Hezbollah, le Yemen et l’Iran lui-même
- enfin une stratégie, celle de l’Etat profond démocrate américain, qui cherche, dans cette période qui précède de peu l’arrivée de Trump au pouvoir, à allumer tous les brasiers possibles partout sur la planète, de façon à lui « savonner la planche » et à rendre l’oeuvre de pacification à laquelle il s’est engagé la plus difficile et la plus problématique possible.
Bachar n’était pas un enfant de choeur certainement, mais sans doute pas non plus le pire des « dictateurs sanguinaires » que nos médias et intellectuels aimaient tant dénoncer, alors même que nos propres régimes condamnent les peuples, par leurs décisions ou leurs silences, à des millions de morts. Il avait su résister, en 2011, aux affreuses révolutions fomentées par Obama, si poétiquement nommées « printemps arabes ». Avec l’aide décisive des Russes, des Pasdarans iraniens et du Hezbollah, il avait pu sauver son régime alaouite. Mais sans doute n’a-t-il pas, ensuite, fait suffisamment œuvre de fermeté pour reconstruire son pays. Bien que très peu islamiste, religieusement très modéré et respectueux des minorités chrétiennes en particulier (10% de la population), il n’avait cessé, après la guerre, de subir malgré tout l’opprobre de l’occident, et en particulier celui de la France. Celle-ci suivait en cela, comme un caniche, une obsession américaine : chasser les russes de la Méditerranée orientale, en leur faisant perdre leurs bases aériennes et navales stratégiques de Lattaquié et de Tartous. Car c’est là tout le fond de l’affaire, depuis le début.
La traduction de cette « haine » tenace contre Bachar, après avoir raté son remplacement par les « forces démocratiques » d’Al-Nosra et de leurs complices, si chères au cœur de notre Fabius national, avait été (et cela dure jusqu’à présent !) une pluie de sanctions. Celles-ci ont peu à peu fragilisé, puis pourri et détruit le régime. Aujourd’hui, en chassant Bachar, l’occident, patrie des « droits de l’homme », est enfin parvenu à ses fins.
Quelle va être la conséquence de cette victoire du « bien » et de la « morale » sur la « dictature » ? Que va-t-il maintenant se passer ?
D’abord, c’est une illusion totale de penser, même s’il fait aujourd’hui « patte de velours » pour ne pas se faire critiquer d’emblée par l’occident, que le vainqueur HTS, une émanation des monstrueux Al-Qaida et Al-Nosra, ne reviendra pas rapidement au djihad et à la charia. C’est clairement annoncé dans sa charte, même s’il prône, intelligemment et momentanément, une ligne « souple » et « moyennement rigoriste »… Quels imbéciles peuvent croire à cela ? Bientôt, cette coalition hétéroclite volera en éclat, chacun de ces chefs de guerre s’attribuant une parcelle de territoire où il pourra à loisir piller et rançonner « sa » population. Le peuple syrien, qui souffre tant depuis 2011 grâce à nos sanctions, vivra le martyre encore quelques dizaines d’années de plus, comme nous l’avons imposé, en toute bonne conscience, aux peuples d’Irak, du Soudan, de la RDC ou de Palestine. Il ne fait aucun doute que parmi de multiples factions, qui se feront une féroce concurrence, certaines voudront « sortir du lot » avec une doctrine plus rigoriste encore de la charia et du djihad, et seront irrémédiablement tentées de porter la violence sur notre sol, puisque nous avons montré urbi et orbi notre appétence avec le cruel régime de Netanyahu, au lieu de nous en tenir à une prudente et gaullienne réserve. Les choses ont d’ailleurs déjà commencé, avec l’ouverture des prisons (*)…
Ceci est d’autant plus grave que le « dictateur » Bachar, si haï, ne nous en voulait en aucune façon. Si les dignitaires de son régime ont certainement abondamment profité des pénuries causées par les sanctions, s’il n’a pas su se donner une stature internationale, ni se rapprocher de son peuple, ni, plus grave encore, forger et maintenir un corps d’armée digne de ce nom, cela ne suffisait pas, pour autant, à en faire un ennemi ou un paria, sauf à épouser la stratégie américaine anti-russe, une stratégie qui se satisfait parfaitement du morcellement et du chaos politique et social, dont les européens, par les attentats ou l’immigration, subiront seuls les conséquences.
L’affaire n’est certainement pas finie car la Russie n’a pas dit son dernier mot. Trop impliquée, pour l’instant, dans la fin de sa partie d’échec ukrainienne, elle a simplement décidé de sacrifier sa tour à Damas pour ne pas obérer la prise de la reine adverse à Kiev. Mais elle reviendra, pour mieux sécuriser ses bases. Et en attendant, nous paierons cher le prix de notre inconséquence. Et le pire, c’est que suivant, une fois encore, les stratégies américaines, nous avons qualifié le Hezbollah de mouvement terroriste (mais le HTS de « rebelle » !), alors que jusqu’ici, il a empêché la catastrophe en protégeant Bachar. En somme, nous avons poussé Hitler au pouvoir parce que notre allié possible, Staline, nous semblait trop peu présentable. Quelle effarante stupidité !
François Martin