Basculement du monde et métamorphose

Le basculement du monde en faveur du Sud, et par ailleurs l’impossibilité du Nord, en l’occurrence des États-Unis, à « forcer » militairement les « bastions » du Sud que sont d’une part la Russie (considérée politiquement, et momentanément, comme au « Sud ») et d’autre part l’Iran, obligent le Nord à procéder à une « métamorphose » pour avoir désormais accès au Sud. Cette nouvelle approche, c’est le commerce, et elle implique la fin des guerres « coloniales » du Nord.

Jusqu’à présent, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et même avant, le sentiment de puissance montante des Etats-Unis, celui, concomitant, de leur « destinée manifeste », et leur rapprochement dominateur avec l’Europe, pour former ce qui est aujourd’hui communément appelé le « Nord », avaient créé et rendu presque naturelle l’idée « coloniale », selon laquelle la « civilisation » et les « valeurs » du Nord devraient obligatoirement, tôt ou tard, être admises et partagées par l’ensemble des autres pays du monde. Ainsi, d’une part leurs guerres militaires et/ou politiques (l’atlantisme) étaient forcément légitimes, d’autre part leur puissance financière et leur « culture » consumériste et progressiste (les deux aspects du mondialisme) semblaient invincibles.

Or l’Histoire ne leur a pas donné raison. En effet, en même temps, il est vrai, que s’affirmait, pour les États-Unis, leur leadership, et aussi leur hubris, de leur côté les pays du Sud, à l’instar de la Chine, de l’Inde, de la Russie, de l’Iran, de l’Arabie saoudite, de l’Indonésie et de beaucoup d’autres, construisaient peu à peu, silencieusement, comme à l’abri de l’occidentalisme triomphant, leurs propres puissances. Ce qui était manifeste depuis longtemps pour les véritables observateurs de terrain était finalement révélé en 2022 par la guerre d’Ukraine, puis en 2023 par la guerre de Gaza : les stratégies conquérantes du Nord pour dominer le Sud, et d’abord pour détruire les deux « citadelles » du Sud les plus susceptibles d’empêcher l’expansion indéfinie de « l’espace vital » du Nord, à savoir la Russie (via le « proxy » ukrainien) et l’Iran (via le « proxy » israélien), ne fonctionnaient plus. 

En Ukraine, depuis trois ans, l’armée russe résiste victorieusement à l’OTAN. En plus de sa supériorité technologique concernant les missiles hypersoniques, ce qui lui donne un avantage décisif en cas de « montée aux extrêmes » nucléaire, elle a su s’adapter aux nouveaux impératifs de la guerre ukrainienne (artillerie, guerre électronique, drones, tirs de contre-batteries, logistique, renseignement, etc…). Aujourd’hui, sa supériorité militaire est nette, dans tous les compartiments de la guerre et sur toutes les parties du front. Elle procède à un « grignotage » progressif, une stratégie de « dévitalisation » plutôt que de « décapitation », mortelle pour les soldats et insupportable à terme pour les parrains étrangers. Déjà, le front craque partout, les désertions ukrainiennes sont massives. Toute nouvelle tentative otanienne d’en « remettre » encore ne fera qu’empirer les choses et augmenter la facture militaire, financière, diplomatique et finalement politique. Poutine, au volant de son « bulldozer », n’est nullement pressé, en même temps qu’il progresse lentement, attendant que ses adversaires répondent à toutes ses exigences. Il ne lâchera rien avant de les avoir toutes obtenues.

Au Proche-Orient, en dix-huit mois, Israël n’a été capable de vaincre aucun de ses adversaires, bases avancées de l’Iran : ni le Hezbollah libanais, qui n’est pas détruit, mais replié et en attente, ni les Houthis yéménites, qui ont conclu une paix séparée avec les États-Unis (mais pas avec Israël), ni même le Hamas à Gaza, dont le professionnalisme militaire et l’appétence pour la guerre urbaine dépassent largement les capacités des jeunes conscrits israéliens inexpérimentés et surtout démotivés. Il semble évident que, dans ces conditions, Trump n’acceptera pas de se lancer dans une confrontation directe avec l’Iran (soutenue, qui plus est, par la Russie et la Chine), tandis qu’Israël ne peut raisonnablement s’y lancer seul. Face à cela, l’Iran, un peu comme la Russie, conduit une guerre d’attente et de patience, persuadée que ni Israël ni ses sponsors étrangers, là encore, ne pourront tenir la distance. Déjà, Trump tente, comme il l’a fait au Yemen, une paix séparée avec Téhéran, isolant, chaque fois un peu plus, son allié israélien.

Que faut-il déduire, pour le Nord, de ce sombre tableau ? C’est simple : la méthode traditionnelle, « je frappe et tu obéis », ne marche plus. Trump et ses équipes l’ont compris, et aussi, n’en doutons pas, un bon nombre de lobbies et de groupes financiers qui le suivent dans son aventure. Que leur a-t-il dit pour les convaincre ? Qu’il fallait changer de manière. En d’autres termes, adapter le proverbe arabe « La main que tu ne peux couper, baise-la », base d’une politique intelligente, et l’américaniser, en quelque sorte, avec une nouvelle stratégie : « La main que tu ne peux couper, achète-la ». Et en effet, c’est bien à une métamorphose que le Nord est appelé aujourd’hui, s’il veut à la fois surmonter les blocages des résistances du Sud, en Russie comme au Proche-Orient, et accéder de plain-pied aux marchés du Sud, là où seront, demain, les plus belles opportunités et la croissance. Finis fusils, chars et canonnières. Demain, c’est avec l’attaché-case et le chéquier qu’il faudra venir. 

Pour cela, il faut d’abord arrêter les guerres. En effet, pourquoi poursuivres cyniquement des opérations qui coûteront de plus en plus cher en rapportant de moins en moins, sauf aux « marchands de canons » rapaces, alors que la paix rapportera bien plus, et à bien plus de financiers et d’entreprises ? Dans un cas, le passé, l’isolement et à terme, la perte de légitimité politique et la ruine ; dans l’autre, l’avenir, la renaissance, l’ouverture et peut-être la prospérité… Tout cela, Trump l’a compris. Déjà, Microsoft a obtenu sa licence pour opérer en Russie, Trump a promis, en parallèle à sa mission de bons offices entre le Pakistan et l’Inde, d’investir massivement dans les deux pays, et il remplit furieusement son carnet de commandes lors de sa tournée dans les pays du Golfe ! Bientôt, il faut le croire, il fera la même chose en Iran. Et demain, n’en doutons pas, lorsqu’il aura réglé son différend commercial, il le fera en Chine.

Et l’Europe, dans tout cela ? Métamorphose ou momification ? La réponse ne tient qu’à nous …

François Martin