La Russie a utilisé de manière inventive le « contrôle réflexif » pour piéger l’Estonie, plaçant ses responsables dans un dilemme à somme nulle : quelle que soit leur réaction, elle servirait les intérêts d’influence de Moscou.
La fermeture temporaire par l’Estonie d’une route traversant la zone russe dite du « talon de Saatse » — après que dix soldats russes environ eurent été aperçus au milieu de celle-ci — a déclenché une nouvelle vague d’hystérie. Certains ont relié cet épisode à la prétendue violation de l’espace maritime estonien du mois précédent, avançant que « la Russie est entrée dans la phase zéro — la phase de conditionnement informationnel et psychologique — de sa campagne préparatoire à une éventuelle guerre OTAN-Russie ». Ce n’est pourtant vraisemblablement pas le cas, comme on va le voir.
Le « talon de Saatse » est un héritage de l’époque soviétique, lorsque la Russie et l’Estonie faisaient toutes deux partie de l’URSS. Moscou n’avait jamais envisagé que ce minuscule morceau de territoire relierait un jour deux zones rurales d’un bloc militaire hostile, l’OTAN, au moment de la délimitation des frontières entre les anciennes républiques soviétiques. La route qui le traverse — où les non-Russes (y compris les touristes) peuvent circuler sans s’arrêter — n’a jamais eu d’importance stratégique, d’autant moins depuis la construction d’un itinéraire alternatif.
Cette curiosité géopolitico-logistique est donc propice à attirer une attention démesurée. C’est sans doute pourquoi la Russie aurait ordonné récemment à quelques soldats de se poster au milieu de cette route, non pour menacer l’OTAN, mais pour troller l’Estonie. Ce pays est l’une des voix les plus virulentes contre la Russie au sein de l’OTAN et de l’Union européenne, deux organisations désormais largement sous contrôle américain, et ses harangues répétées ont contribué à radicaliser la posture de ces blocs ces derniers temps.
Puisque ces tendances ne semblent pas près de s’atténuer, laissant prévoir la persistance de tensions OTAN-Russie à des degrés divers (dans l’ensemble, dans la région baltique, ou plus spécifiquement autour de l’Estonie), la Russie a sans doute voulu en tirer parti. En réaffirmant symboliquement sa souveraineté sur le « talon de Saatse » à l’aide de « petits hommes verts », Moscou aurait cherché à troubler les Estoniens en leur rappelant l’opération de Crimée et tout ce qu’elle impliquait.
Pour que cette stratégie fonctionne, les médias locaux et internationaux devaient, involontairement, contribuer à semer la panique — ce qui éclaire le tweet du ministre estonien des Affaires étrangères, Margus Tsahkna, minimisant la situation. Sa réaction constitue néanmoins une victoire d’influence pour la Russie, puisqu’elle illustre avec succès le principe du « contrôle réflexif » : Moscou a réussi à le pousser à agir d’une manière servant ses propres intérêts, sans qu’il s’en rende compte.
Plus précisément, Tsahkna faisait face à un choix :
– soit suivre la vague médiatique et risquer d’alimenter la panique ;
– soit minimiser l’incident, au risque de fragiliser son propre discours alarmiste sur la précédente « violation » russe de l’espace maritime estonien.
Il a finalement estimé que la seconde option était la moins mauvaise, pensant sans doute que la confusion et la démoralisation possibles seraient plus faciles à gérer qu’une panique généralisée, ce qui est logique.
Quoi qu’il en soit, il n’y a objectivement aucun « incident frontalier », puisque l’événement s’est produit entièrement sur le territoire russe et n’a concerné qu’une poignée de soldats, sans le moindre lien avec des « préparatifs de guerre OTAN-Russie », comme certains l’ont affirmé. En réalité, la Russie a simplement usé du « contrôle réflexif » pour piéger l’Estonie dans un dilemme où chaque réaction contribuerait à renforcer son influence.
Vous pouvez retrouver les liens externes dans l’article original d’Andrew Korybko.